“L’enfant explique l’homme autant, et souvent plus que l’homme n’explique l’enfant.”
Piaget
En septembre 2019, l’Elysée décide de lancer une commission autour du sujet de la petite enfance et affirme vouloir faire des 1000 premiers jours de l’enfant une priorité de l’action publique. Cette décision fait suite aux résultats d’une série d’études publiées dans « The Lancet » portant sur le rôle de l’environnement dans lequel l’enfant est amené à évoluer pendant cette période, qui débute au deuxième trimestre de la grossesse et se termine à ses deux ans.
Les pouvoirs publics ont décidé de mettre en place des mesures permettant de favoriser la santé et le bien-être de la femme enceinte pour entourer au mieux l’enfant à naitre. Sensibiliser les parents quant aux besoins de l’enfant et protéger la femme enceinte de l’isolement et de la précarité sociale est, selon Boris Cyrulnik éthologue et neuropsychiatre en charge du programme, un moyen de s’assurer de la qualité du développement de l’enfant. Ce spécialiste s’appuie sur des études récentes qui démontrent le lien entre la privation affective précoce et le caractère dysfonctionnel de certaines compétences cognitives de l’enfant et de l’adulte en devenir.
L’altération sensorielle de l’enfant durant ces 1000 jours constitue un facteur de vulnérabilité neurologique et émotionnel. A l’inverse, en fortifiant la niche sensorielle de l’enfant au travers des interactions précoces et continues, il acquiert des facteurs de protection neurodéveloppementale et renforce ses capacités de résilience.
La relation affective en tant que fonction de stimulation neurologique est une idée pressentie depuis l’époque de John Bowlby lorsqu’il élabora la célèbre « théorie de l’attachement ». Bien que largement reprise par la communauté scientifique, elle a longtemps fait l’objet de critiques pour être aujourd’hui entièrement acceptée et validée par les neurosciences. Elle est devenue une référence incontournable puisqu’elle figure parmi les théories les plus citées dans la presse scientifique.
Aussi, l’attachement du nouveau-né à sa mère, à l’instar des réactions primitives de peur et du développement neuromoteur au travers de l’émergence des réflexes archaïques, est à la base un mécanisme qui répond à des besoins de survie et de sauvegarde de l’espèce.
Lorsque l’oiseau fait ses premiers pas tremblant au bord du nid et saute d’une hauteur qui pourrait le tuer, il ne fait pas un exposé philosophique sur l’art du vol, il s’envole tout simplement : son acte obéit à des millénaires d’informations génétique, la synthèse de son mouvement préexiste dans son cerveau avant les premiers battements d’ailes.
Nous sommes de la même manière régis et animés par des programmes inscrits au plus profond de notre code génétique parmi lesquels figurent des grands systèmes qui ont déjà été abordés sur ce blog comme le rôle des réflexes dans le développement postural, relationnel et cognitif de l’enfant.
Il s’agit ici de comprendre en quoi la période sensible des mille jours et le rôle de la figure d’attachement constituent des mécanismes archaïques fondamentaux dans le développement du petit d’Homme.
La théorie de l’attachement, au carrefour de l’éthologie et de la psychanalyse…
La théorie de l’attachement prend racine dans les années 1958 lorsque John Bowlby, psychiatre et psychanalyste puis, Harry Harlow, éthologue, cherchèrent à réfuter le postulat formulé par Freud qui stipule que la nourriture est la source du lien qui unit l’enfant à sa mère.
Au-delà du besoin primitif de s’alimenter, John Bowlby retorque que l’enfant a besoin d’un modèle d’attachement pour se développer de manière harmonieuse sur les plans émotionnel et social. De manière plus spécifique, le rôle de la figure d’attachement serait de proposer un havre de sécurité, une source de réconfort et de protection dans un contexte d’activation physiologique ou de menace environnementale. Une fois sécurisé, l’enfant serait alors disponible pour appréhender le monde extérieur tout en sachant qu’il dispose d’une base affective cohérente et continue.
Aussi, Harlow, convaincu par l’hypothèse de Bowlby, mit en place à l’époque un dispositif expérimental qui démontre qu’en présence de stresseurs, les bébés macaques rhésus préalablement isolés de leur mère, se dirigent instinctivement vers un leurre qui leur rappelle la figure maternante plutôt que vers un leurre alimentaire. En effet, dans les cages où étaient placés chaque bébé macaque, il disposa deux types d’objets : un biberon rempli d’aliments, et une peluche, ou une marionnette, qui ressemblait à un macaque adulte. Cette peluche n’avait aucun type de nourriture à offrir au bébé. L’objectif était de voir vers quel objet le bébé macaque se dirigeait lorsqu’il se sentait menacé. Ainsi, il a été observé que lorsque le bébé macaque se sentait insécurisé, il se dirigeait systématiquement vers le leurre en peluche.
Le caractère reproductible des observations expérimentales conduites sur les macaques rhésus, a par la suite motivé d’autres chercheurs à élaborer un test similaire sur les bébés humains. Bien que pertinent, le modèle animal demeure euristique et dangereux puisque les réactions observées chez les singes capucins dans les mêmes conditions expérimentales sont très différentes et que, contrairement à l’animal, l’homme est soumis à un modèle sociétal, éducatif et culturel qui dilue l’expression de ses réactions primitives.
Ainsi, en 1970, Mary Ainsworth, psychologue du développement élabora un outil de recherche standardisé pour mettre en évidence les schémas d’attachement chez les nourrissons et les jeunes enfants. Selon ses recherches, elle observe que deux enfants sur trois développent un attachement sécure, alors que le dernier tiers se trouve dans un schème insécure.
En 1985, Mary Main réplique que 80% des enfants évalués sur leur type d’attachement entre 11 et 20 mois ont vu leur schème rester stable à l’âge de 6 ans et en 2000, Waters et coll. publient le résultat selon lequel 72% des enfants conservent le même type d’attachement entre leur première et leur vingtième année de vie.
Des expériences ont aussi mis en évidence un fort indice de prédictibilité du type d’attachement chez un enfant lorsque l’on connait celui de sa figure d’attachement.
Si l’invariance du type d’attachement est aussi prononcée, c’est que dans le cas d’un attachement insécure, l’enfant à la base biologiquement et génétiquement sain, subit une altération de son développement, ce qui provoque des dysfonctionnements de certaines zones du cerveau.
En effet, la privation sensorielle conduit chez l’enfant à un appauvrissement de ses expériences générant une atrophie des deux lobes préfrontaux et des structures limbiques ainsi que des comportements pseudo-autistiques. L’effet de cette carence est donc directement observable sur l’aspect structurel du cerveau de ces enfants mais aussi sur leur physiologie.
En effet, à la suite des bombardements de Londres, Anna Freud, sensibilisée aux effets de la carence affective que vivaient les enfants privés de leurs parents, ouvrit un centre pour jeunes victimes de la guerre, le Hampstead War Nursery.
Elle publia une série de recherches sur l’impact du stress sur les enfants et sur leur capacité à se nourrir affectivement auprès de leurs pairs en l’absence de leurs parents. Certains de ces enfants montrèrent des signes importants de nanisme psychosocial. Ce phénomène trouve sa source dans l’altération de certaines phases du sommeil pendant lesquelles survient une stimulation à la base du cerveau, générant ainsi la sécrétion des hormones de croissance et les hormones sexuelles. L’absence d’une figure rassurante lors de l’accompagnement au sommeil prive l’enfant des phases lentes et prévient alors la production des hormones de croissance.
Par ailleurs, Boris Cyrulnik, remarque que de plus en plus d’adolescents viennent en consultation en présentant des traces de scarification. L’augmentation de ces activités autocentrées, souvent observées chez les rats isolés du groupe, seraient aussi l’expression d’une carence affective précoce qui refait surface au moment de la prise de risque sexuelle et sociale de l’enfant, c’est-à-dire à l’âge de l’adolescence.
La précarité affective précoce donne donc lieu à un grand nombre de dysfonctionnements structurels et métaboliques qui confirment que la présence de l’autre en tant que tuteur de développement est un besoin biologique.
Un retard de croissance significatif ou encore l’atrophie de certaines structures corticales et limbiques constituent des marqueurs biologiques d’un développement entravé chez des enfants privés de ce lien. Cette empreinte traumatique pourra aussi resurgir sous différentes formes lorsque l’adolescent ou l’adulte sera confronté à de nouvelles difficultés. Et s’il est fondamental d’entourer et de conduire l’enfant ou l’adulte concerné vers une reprise évolutive, il sera impossible de rattraper la période clé que constitue celle de l’attachement puisqu’elle s’observe sur un segment temporel spécifique.
En effet, Eckhard Heinrich Hess, éthologue et psychologue a mis en évidence qu’il existe une période sensible pendant laquelle nous sommes biologiquement déterminés pour nous attacher. Pour ce faire, les chercheurs ont réalisé un dispositif expérimental dans lequel ils ont placé des canetons à la naissance en présence d’un leurre en mouvement. Ils ont observé que pendant les treize premières heures de vie et après la 17ème heure, les canetons ne suivaient statistiquement que très peu le leurre. En revanche, entre la 13ème et la 16ème heure, 90% des canetons suivaient l’objet en mouvement.
Ils ont aussi montré que la production de l’acétylcholine, neuromédiateur de la mémoire est synthétisé entre la 13ème et la 16ème heure de vie du caneton. La période sensible de l’attachement du caneton à sa mère est déterminée génétiquement et elle coïncide avec la synthèse de cette même hormone.
Une fois imprégné de l’objet en mouvement, le caneton explore l’environnement mais lorsqu’il est privé du leurre, il panique et n’est plus disponible pour mener à bien son exploration.
L’attachement repose donc sur un processus de mémoire biologique. Il est admis que l’attachement chez le bébé humain se tisse pendant les deux premières années de vie qui constituent chez lui, la période sensible.
L’ensemble de ces résultats démontrent qu’il est désormais possible d’évaluer biologiquement, comportementalement la qualité du développement neuroémotionnel de l’enfant. Ils mettent aussi en évidence les facteurs de vulnérabilité neuroémotionnel qu’entraine la précarité affective lorsqu’elle prend racine dans cette période sensible. Toutefois, la construction de l’Être est complexe et elle dépend d’une constellation de facteurs. Si la synaptogénèse a lieu de moitié dans le vaisseau utérin pour s’achever à l’air libre pendant nos premières années de vie, c’est que nous sommes en partie des Êtres déterminés par notre génétique et par l’environnement utérin mais aussi des Êtres modelables par l’environnement dans lequel nous sommes amenés à nous construire. Un attachement insécure constitue évidemment un facteur de risque mais il peut toutefois être compensé par des facteurs génétiques favorables, par des rencontres sociales extérieures au foyer pouvant soutenir en parallèle ce développement… Ainsi, les systèmes qui nous construisent se compensent et s’équilibrent et il est remarquable de constater la capacité de résilience dont certains enfants en carence précoce ont pu faire preuve.
Cette théorie à la base psychanalytique qui a émergée dans un contexte de déchirement d’après-guerre fascine et façonne désormais de nombreuses disciplines à tel point qu’elle est aujourd’hui entièrement validée par les neurosciences. Ainsi, la figure d’attachement tutorise les développements de l’enfant et constitue son premier et son plus important modèle des relations humaines en lui offrant la plus belle des assurances vie !
« Quand je te regarde et que tu me regardes, je me demande quelle personne merveilleuse tu seras. Lorsque les nuits seront obscures, lorsque les jours seront gris, tu seras courageux et lumineux afin qu’aucune ombre ne demeure. Tu découvriras le monde qui s’offre à toi, et tu deviendras la personne que tu voudras. Alors, je te regarderai et tu me regarderas et je t’aimerais toi, qui que tu sois. »
Emily Winfield Martin, auteure et maman amoureuse de son enfant.